Ne vas-tu pas revenir, Bill Bailey, ne vas-tu pas revenir ?
Pendant ce temps, en bas dans le laboratoire au-dessus des cavernes de glace, tout était très tranquille ; seul le mouvement d’une ombre se devinait. Cette ombre existait à peine en tant que forme. Pourtant, par moments, l’ombre semblait presque devenir forme. Cette ombre approchait alors la limite du défini, parfois même du reconnaissable, puis elle redevenait abstraite.
D’étranges appareils encombraient le laboratoire. Certains inventés par le professeur Hawkline. Des milliers de flacons pleins de produits chimiques étaient posés sur de grandes tables de travail ainsi qu’un accumulateur servant à produire de l’électricité, là, en plein milieu des Dead Hills, où l’on n’avait jamais rien connu de tel.
Le laboratoire était glacial. Le grand froid provenait de la proximité des cavernes de glace, qui s’étendaient juste en dessous.
Plusieurs poêles de fonte étaient nécessaires pour dégeler le laboratoire lorsque les sœurs Hawkline y venaient pour travailler et tenter de résoudre le mystère des Produits Chimiques.
Aucune lumière habituelle n’éclairait cette pièce. Pourtant une vague clarté provenait d’un lieu qu’on ne pouvait encore situer avec exactitude.
Il fallait évidemment une source de lumière pour qu’il puisse exister cette ombre qui, pareille à un jeu d’enfants, s’amusait à flotter entre la réalité et l’abstraction.
Puis la lumière devint un point précis et l’ombre dépendit alors de l’endroit d’où venait la lumière : un grand cristallisoir grillagé plein de produits chimiques.
Ce cristallisoir représentait la réalité et l’œuvre de la vie du professeur Hawkline. Avant de disparaître, il avait placé toute sa foi et son énergie dans ces Produits Chimiques. Ce travail devait maintenant être complété par ses deux filles splendides, couchées pour le moment dans les chambres du haut avec deux tueurs professionnels. Et ses filles se demandaient pourquoi diable elles étaient parties baiser avec ces deux hommes, alors que le cadavre tout récent de leur maître d’hôtel géant bien-aimé restait étendu seul dans le vestibule, sans qu’on eût même pris la peine de le recouvrir.
Les Produits Chimiques dans le cristallisoir étaient composés de centaines d’éléments différents apportés des quatre coins du monde. Certains de ces Produits Chimiques étaient fort anciens et très difficiles à obtenir. Quelques gouttes avaient même été recueillies dans une pyramide égyptienne, qui dataient de 3 000 ans avant Jésus-Christ.
On y trouvait aussi des extraits distillés provenant de jungles d’Amérique du Sud, et des gouttes de plantes situées à la limite des neiges éternelles de l’Himalaya.
La Chine antique, Rome, la Grèce avaient contribué également à emplir ce cristallisoir. La sorcellerie, la science moderne, les découvertes les plus récentes y avaient trouvé une place. Un élément remontait même au temps de l’Atlantide.
Il avait fallu une énergie et un génie immenses pour faire régner l’harmonie entre le passé et le présent dans ce cristallisoir. Seul un homme possédant le talent et la foi du professeur Hawkline pouvait avoir assemblé tous ces différents corps en parfaite collaboration.
Il est vrai qu’il y avait eu cette toute première erreur qui avait provoqué le départ du professeur Hawkline et de sa famille de la côte Est, mais ce mélange initial avait été jeté dans les cabinets et le professeur était reparti de zéro dans les collines des Dead Hills.
Dès lors, il avait tout minutieusement contrôlé, et le résultat de ses expériences sur les Produits Chimiques promettait pour l’humanité un avenir meilleur et plus beau.
C’est alors que le professeur Hawkline avait lancé le courant électrique de son accumulateur à travers les Produits Chimiques, produisant ainsi cette mutation, origine de l’épidémie de farces malicieuses qui avait éclaté dans le laboratoire, avant de se répandre dans toute la maison pour y altérer la qualité de la vie.
Tout avait commencé par l’apparition de parapluies noirs dans les coins les plus improbables du laboratoire ; puis celle de ces plumes vertes répandues un peu partout. Un jour, une part de tarte flottait au plafond. Le professeur s’était mis à réfléchir longuement sur des choses sans importance. Ainsi une fois il avait pensé à un iceberg pendant plus de deux heures. Auparavant, il ne s’était jamais attardé plus de quelques instants sur un iceberg.
Puis ce furent ces vêtements volatilisés, laissant les demoiselles Hawkline toutes nues, et d’autres bêtises trop idiotes pour qu’on en parle.
Parfois, le professeur pensait à son enfance pendant des heures, mais peu après il était tout à fait incapable de retrouver ce qu’il avait pensé.
Puis, un beau jour, un monstre horrible se mit à hurler et à marteler de grands coups la porte de fer qui séparait les cavernes de glace du laboratoire. Ce monstre était si fort qu’il arrivait à ébranler la porte. Le professeur et ses filles ne surent que faire. Ils n’osaient pas ouvrir la porte.
Le lendemain, une des sœurs Hawkline descendit dans le laboratoire pour apporter le déjeuner du professeur. Lorsqu’il était en plein travail, il n’aimait pas remonter prendre ses repas.
Il poursuivait avec acharnement et dévotion ses recherches pour rétablir l’équilibre des Produits Chimiques, alors que le monstre hurlait de temps en temps en donnant de violents coups de queue dans la porte.
Sa fille trouva la porte des cavernes de glace ouverte et le professeur disparu. Elle alla jusqu’à la porte et cria dans les cavernes :
— Papa, où es-tu ? Viens !
Un son horrible jaillit de la profondeur des cavernes et s’approcha de la porte et de Miss Hawkline.
La porte fut immédiatement verrouillée et l’une des sœurs, habillée en Indienne, partit pour Portland chercher des hommes discrets capables de tuer le monstre. Elles voulaient en effet réparer l’erreur commise par leur père sans attirer l’attention publique, et achever son expérience sur les Produits Chimiques, de façon conforme à ses désirs et pour aider le genre humain.
Mais elles ignoraient que le monstre n’était qu’une illusion créée par la mutation d’une lumière dans les Produits Chimiques, lumière qui avait le pouvoir d’imposer sa volonté à l’esprit et à la matière, changeant la nature même de la réalité pour mieux l’adapter à son esprit malicieux.
Cette lumière dépendait des Produits Chimiques pour survivre, tout comme un bébé, avant de naître, dépend du cordon ombilical pour dîner.
La lumière pouvait quitter les Produits Chimiques pour de courts moments, mais elle devait toujours y retourner pour se revitaliser et dormir. Les Produits Chimiques étaient en quelque sorte le restaurant et l’hôtel de la lumière.
La lumière pouvait prendre des formes variables, et elle possédait la compagnie d’une ombre. Cette ombre était une mutation bouffonne, totalement dépendante de la lumière, et qui détestait le rôle qui lui était assigné. Elle préférait se souvenir des jours anciens où l’harmonie régnait dans les Produits Chimiques et où le professeur Hawkline chantait des airs à la mode :
Ne vas-tu pas revenir, Bill Bailey, ne vas-tu
[pas revenir ?
C’est ce qu’elle répète tout le jour en pleurant ;
Je ferai la cuisine, je paierai le loyer ;
Je sais que je t’ai fait du mal.
Tout en versant une goutte de ceci et une goutte de cela dans les Produits Chimiques, dans l’espoir d’un monde meilleur, sans comprendre que chaque goutte le rapprochait du jour où il ferait passer le courant à travers les Produits Chimiques, provoquant ainsi le malheur et détruisant à jamais l’harmonie des Produits Chimiques, et que bientôt ce malheur s’abattrait, avec toutes sortes de possibilités diaboliques sur lui et ses charmantes filles.
Bon nombre des composants des Produits Chimiques n’étaient pas satisfaits de ce qui s’était passé depuis que l’électricité les avait traversés et que s’était déclenchée cette mutation d’où avait jailli le mal.
Un de ces corps avait réussi à se séparer complètement du mélange. Il était très mécontent de la tournure qu’avaient prise les événements après la disparition du professeur Hawkline. Il aurait préféré aider l’humanité et rendre les gens heureux.
Ce corps pleurait souvent, maintenant, et restait tout seul près du fond du cristallisoir. Naturellement, d’autres corps, de nature fondamentalement mauvaise, étaient ravis d’être débarrassés de la politique de bon voisinage du professeur. Ils trouvaient follement divertissante la terreur absurde infligée par la lumière, car c’était elle le monstre, sur les Hawkline et leurs invités.
La lumière possédait des facultés illimitées, et elle les utilisait avec orgueil. Son ombre en était profondément écœurée et la suivait de très mauvaise grâce en traînant les pieds.
Chaque fois que le monstre des Hawkline quittait le laboratoire, se glissait en haut de l’escalier et passait comme une flaque de beurre fondu sous la porte de fer qui séparait le laboratoire de la maison, l’ombre avait envie de dégueuler.
Si seulement le professeur était encore là, si seulement il avait échappé à son terrible destin, il serait encore en train de chanter :
Moi et Mamie O’Rorke,
On est les rois du rock,
Sur les trottoirs de New York.